Bien que 2018 aura été l’année du redressement commercial de SFR en France, de la scission d’Altice USA et des cessions d’actifs contribuant au désendettement de l’ordre de €16,85 milliards, ainsi que des refinancements à hauteur de €5,25 milliards allongeant l’échéancier pondéré d’Altice Europe d’une demie année, l’exercice 2018 n’aura en fait consisté qu’à reculer pour mieux sauter. Ce que les anglo-saxons appellent « kicking the can down the road » : on gagne du temps mais on n’avance pas vraiment dans la résolution du problème.

Et le problème ici, c’est le surendettement d’Altice Europe qui devient de plus en plus insoutenable : ainsi, la capacité de remboursement par le « free cash-flow »[i] (FCF), c’est-à-dire le flux de trésorerie réellement disponible pour dégager la dette bancaire et obligataire, s’est brutalement détériorée en passant de 12 ans en 2017 à… 24 ans en 2018, pour un endettement avec un échéancier pondéré de… 6 ans, beaucoup plus court. Autrement dit, en l’état actuel des choses, il faudrait quatre fois plus de temps pour rembourser la dette que celui prévu dans les contrats de prêts bancaires et les prospectus d’emprunts obligataires. Une gageure. Bien sûr, la scission contrainte et forcée des opérations américaines a allégé la pression… mais temporairement seulement, car Altice USA contribuait quelques €3,07 milliards au FCF de l’ensemble en 2017, expliquant la chute du FCF de €4,45 milliards à €1,37 milliards en 2018, une baisse plus forte proportionnellement que l’allègement de l’endettement net passant de €53,83 milliards à €33,53 milliards. La vente de 49,99% de SFR FTTH a également fait rentrer €1,7 milliards dans les caisses en mars 2019, donnant un endettement net pro forma de €31,83 milliards.

Sur le papier, Altice Europe affrontera des gros problèmes d’échéances contractuelles de remboursement à partir de 2022, avec quelques €4,61 milliards à couvrir. A moins qu’elle puisse… plus que tripler son FCF d’ici-là, un espoir qui relève de la catégorie du « wishful thinking » de la bonne vieille méthode d’Emile Coué de la Châtaigneraie. Les châtaignes risquent effectivement de pleuvoir sur les porteurs d’obligations et les banquiers car, pour ce faire, il faudrait que sa marge d’excédent brut d’exploitation (EBITDA margin) passe de 38,9% en 2018 à… 61,6% en 2022. Sur la période des douze dernières années (2006-2018), la marge d’EBITDA moyenne pondérée de 21 sociétés télécoms cotées européennes s’est légèrement tassée de 36,0% à 34,8%, la meilleure performance étant enregistrée par Telecom Italia (TIM) avec 42,2% l’année dernière. Pour Altice Europe, les analystes les plus volontaires prévoient une amélioration de la marge d’EBITDA de 2,5% à 3,0% d’ici 2020, soit, en extrapolant, 5% à 6% en 2022, ce qui la porterait à un record historique et sectoriel de 44% à 45%. On reste encore loin des 23 points d’amélioration nécessaire à 62% pour que « cela passe, ou ça casse ». Certes, il y a bien des crédits bancaires revolving non encore utilisés à hauteur de €2,16 milliards, mais on n’en connaît pas l’échéance (et pour cause !) et leur tirage est assujetti au respect de ratios d’endettement net sur EBITDA (ajusté) qui, à la lueur de la situation au 31 décembre 2018 (ratio de 6.0x, non-ajusté), ne permettent pas d’assurer leur disponibilité en 2022.

Un calcul rapide au dos d’une enveloppe montre que, même à un niveau peu plausible de 62% de marge d’EBITDA en 2022, et si l’on veut revenir dans les clous d’un endettement net avec un échéancier pondéré contractuel de 6 ans, les créanciers financiers devraient accepter un abandon de créances, le fameux haircut dans le jargon financier, de l’ordre de 13% de leurs encours actuels pro forma (après la cession SFR FTTH) . Avec une marge d’EBITDA de 45%, un haircut plus orthodoxe augmenterait à… 58% des encours, ne laissant plus qu’une tonsure digne d’un moine cistercien aux créanciers.

Altice Europe est ainsi condamnée à « kicker the can down the road », à se refinancer en espérant que la fenêtre du marché des Junk Bonds ne se refermera pas soudainement, comme cela arrive à intervalles réguliers quand les zinzins fuient vers la liquidité, la qualité et la sécurité (flight to liquidity, quality and safety).

Les notations des « obligations pourries » des entités d’Altice Europe par Moody’s et Standard & Poor’s sont les suivantes au 31 décembre 2018 :

Emetteur Type d’emprunt Notation Moody’s/S&P
Altice France Senior secured B2/B
Altice Luxembourg Senior unsecured Caa1/B-
Altice Financing Senior secured B2/B+
Altice Finco Senior unsecured Caa1/CCC+

La notation « risque de crédit » d’Altice Europe est de B au 15 mai 2019, soit la plus faible du secteur des 21 sociétés télécoms cotées européennes notées par Alphavalue, ex-aequo avec Hellenic Telecom (dont le rating est particulièrement pénalisé par le risque souverain encore élevé de la Grèce).

La notation « gouvernance d’entreprise » d’Altice Europe est de D pour 2018, ce qui la classe 421ème sur les 437 sociétés du MSCI Europe notées par Proxinvest, 24ème sur les 26 sociétés néerlandaises de l’indice MSCI et lanterne rouge des 18 sociétés du secteur télécoms de l’indice MSCI.

On savoure le fait que l’entreprise et ses auditeurs ne doutent pas un instant du statut de « going concern » (principe de continuité d’exploitation pour établir les états financiers) à un horizon de 12 mois. Evidemment, si le siège et la cotation boursière d’Altice Europe avaient été au Royaume-Uni, au lieu des Pays Bas, l’horizon à retenir pour le principe de la continuité d’exploitation aurait été de… 36 mois, une toute autre paire de manches pour 2022 !

Proxinvest présageait dès février 2016 les problèmes d’endettement de Casino/Rallye, avec le besoin incessant de M. Naouri de remonter les dividendes de Casino pour couvrir les échéances de la dette de Rallye. De même, bien que nous ne disposions pas d’information sur l’existence d’une couche supplémentaire d’endettement mille-feuilles au niveau de Next Alt, le holding de M. Drahi, on peut néanmoins subodorer son existence, et c’est depuis septembre 2015 que nous prévenons des dangers de la stratégie du corsaire du LBO…

Un homme avertit en vaut deux.


[i] Free cash flow = net cash provided by operating activities – acquisition of tangible and intangible assets and content rights.

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