LE MONDE | 21.04.2014 un article de Jean Gatty (président d’une société de gestion) et de Pierre-Henri Leroy (président de Proxinvest)

Révolution dans la gouvernance: les Britanniques innovent

Passée inaperçue, l’affaire est pourtant décisive : l’Autorité des marchés financiers britannique (la FCA) propose maintenant un vote séparé des actionnaires minoritaires pour l’élection des administrateurs indépendants dans les organes dirigeants des entreprises.

Les actionnaires minoritaires pourront ainsi exiger que lesdits administrateurs indépendants soient aussi leurs représentants, et pas seulement ceux de l’actionnaire majoritaire ou de la direction de l’entreprise.

Cette mesure devrait paraître bête comme chou aux citoyens des Etats de droit habitués de l’équilibre des pouvoirs : les citoyens des partis majoritaires et minoritaires ont tous leurs représentants, et nul n’imagine nos Parlements seulement composés d’une part de députés du parti majoritaire, et d’autre part de députés « indépendants » désignés par ce même parti majoritaire – sans aucun représentant des citoyens et partis minoritaires ! Si curieux que cela puisse être, cette mesure en discussion au Royaume-Uni pour améliorer le fonctionnement des sociétés cotées sera donc le premier coin enfoncé dans le totalitarisme majoritaire qui règne dans le droit des sociétés. Car l’accès à tout organe de direction, d’administration ou de surveillance des sociétés cotées occidentales dépend encore et toujours, en dernière instance, du bon vouloir de l’actionnaire majoritaire ou de référence. Il y a nombre de raisons à la situation actuelle.

PAS DE GRANDES ENTREPRISES SANS L’AUTORISATION DE L’ETAT

Nos grandes entreprises à capital ouvert sont des créatures récentes, d’à peine un siècle et demi d’existence. La représentation des différents intérêts pose par ailleurs moins de difficulté dans les petites sociétés non cotées, où personne ne s’aventure sans « affectio societatis » et sans négocier une représentation dans les instances de l’entreprise. Les Pères fondateurs de la démocratie américaine ne voulaient d’ailleurs pas de grandes entreprises « libres », et ils avaient interdit – oui, vous avez bien lu : interdit – qu’il se crée des sociétés par actions sans l’autorisation de l’Etat. Les républicains français n’en voulaient guère plus, craignant les effets d’autant d’argent et de pouvoirs rassemblés en si peu de mains, presque hors de tout contrôle. Adam Smith lui-même, peu suspect d’outrances interventionnistes, montrait un dégoût circonspect face à ces grandes entreprises anonymes, berceau, selon lui, de « paresse » et d’« abus » des dirigeants. La technique de la libre société par actions a pourtant prospéré. A tel point qu’unPrix Nobel de la paix américain, Nicholas Butler (1862-1947), a pu écrire : « La société par actions est la plus grande découverte des temps modernes, à en jugerd’après les effets sociaux, moraux, ainsi que par les conséquences politiques… La vapeur et l’électricité elles-mêmes sont moins importantes que la société anonyme. » Les grandes sociétés anonymes dominent aujourd’hui nos économies. Le CAC 40représente plus de 4 millions de salariés, le double avec les sous-traitants, et près des deux tiers des emplois salariés hors des fonctions publique et parapublique. Et c’est peu ou prou la même chose pour le S&P 500 aux Etats-Unis, le Nikkei auJapon, le Dax 30 en Allemagne, etc.

ESQUISSE DE CONTRE-POUVOIR

Face aux dirigeants et aux actionnaires de contrôle, les administrateurs indépendants ont été l’innovation majeure de la gouvernance d’entreprise depuis vingt ans, mais ils ne sont aujourd’hui qu’une esquisse de contre-pouvoir. De nombreux investisseurs, Warren Buffett en tête, demeurent d’ailleurs sévères pour ces administrateurs, certes indépendants, mais pas si désintéressés que cela. Comment d’ailleurs attendre d’un individu qu’il se montre indépendant de ceux qui le nomment et qui, peut-être, demain, le nommeront de nouveau ? Le régulateur anglais a donc raison de penser que les administrateurs indépendants seraient assurément beaucoup plus libres s’ils étaient aussi les élus… des actionnaires minoritaires. S’aventurant récemment dans une ode à l’économie de l’offre, le président de la République française a autorisé ceux de ses auditeurs qui n’avaient pas encore compris qu’il était social-démocrate à poser une question. Posons donc une question : la social-démocratie à la Hollande continuera-t-elle à s’en remettre aux seuls dirigeants déjà tout-puissants pour tout ce qui regarde l’entreprise ? Ou mettra-t-elle fin au totalitarisme majoritaire dans l’entreprise pour y faire éclore un début d’équilibre des pouvoirs ?

Les dernières mesures annoncées, et notamment la généralisation du droit de vote double et l’allégement, par ordonnance, du contrôle des actionnaires minoritaires sur les opérations incestueuses des majoritaires ou des dirigeants, laissent hélas ! peu d’espoir. De quoi donner l’envie d’émigrer outre-Manche, mais pour une meilleure raison que la fiscalité.

Avril 2014

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