Proxinvest, agence de conseil de vote des actionnaires, seul analyste européen à avoir en 2006 condamné le rapprochement proposé avec Lucent, avait en revanche salué positivement l’annonce le 15 avril 2015 du rapprochement proposé par une offre de  Nokia.

Ce rapprochement proposé par Alcatel-Lucent, pour trouver une solution stratégique aux difficultés du groupe, comportait un volet concernant le devenir et la rémunération du Directeur Général, Monsieur Michel Combes. La saisine de l’AMF par Proxinvest a mis en question tout à la fois le respect de conditions de l’opération soumise alors aux actionnaires d’une part et d’autre part l’intégrité de la communication de la société fin août 2015 suite à la polémique lancée par la presse sur le montant des avantages consentis au dirigeant sortant.

Bravo ici à l’AMF qui dès juillet 2015 avait (poliment et confidentiellement) saisi l’émetteur pour ses nombreuses non-conformités en lui demandant de rectifier, sous peine… d’être cité au rapport de l’AMF.   Mi-septembre, le conseil d’Alcatel-Lucent – suite notamment à la plainte de Proxinvest – aura réduit les indemnités de son dirigeant à 8 millions € au lieu de quinze. Proxinvest persiste et demande la saisine de la Commission des sanctions.

I/ Les conditions de l’opération de rapprochement avec Nokia sont-elles restées conformes ou non aux conditions présentées aux actionnaires et aux Autorités de marché en avril 2015 ?

  • Questions relatives à l’indemnité de départ et l’indemnité de non-concurrence

 En proposant le 23 avril dernier cette fusion aux actionnaires, Michel Combes avait annoncé ne pas souhaiter d’indemnités de départ,  cette  décision  considérée comme vertueuse avait été largement commentée par la presse[1]

Notons ici que Michel Combes ne renonçait alors à rien car l’indemnité de départ existante nécessitait l’atteinte d’un niveau de free cash-flow positif sur un seul exercice d’ici la fin de son mandat (cf. résolution 11 de l’AG 2013). La société a elle-même reconnu que cette condition n’était pas satisfaite.  Il reste que le dirigeant annonçait, comme une condition de l’opération de la prise de contrôle par Nokia, « ne vouloir aucune indemnité de départ ».

Or, un communiqué de la société du 3 Août 2015 indique que Michel Combes bénéficiera d’une indemnisation de non-concurrence pour une durée de trois ans  rémunérée par l’attribution sur trois ans  de 1 467 000 actions Alcatel-Lucent ou leur équivalent en actions Nokia. Cette nouvelle rémunération de départ est donc valorisée l’équivalent de 4,5 millions d’euros au cours actuel, un coût de dilution que supportera l’actionnaire de long-terme du nouvel ensemble.

Cinq questions sont ici posées :

  • L’annonce d’une renonciation à une indemnité de départ qui devenait en réalité caduque du fait de l’absence de satisfaction de la condition de performance ne constitue-t-elle pas une information trompeuse du public ?
  • Le message original positif d’une absence d’indemnité de départ, laissant croire dans un premier temps, à une absence d’intérêt du dirigeant dans le rapprochement avec Nokia, ne constitue-t-elle pas une information trompeuse du public ?
  • La question est posée de savoir si le contrat du Directeur Général  ne comportait pas déjà dès sa signature en 2013 ce type d’interdiction de concurrence.  L’absence d’une telle clause qui est évidemment d’usage ne relèverait-elle pas d’un grave manquement de la part des administrateurs ?
  • L’annonce tardive de cette indemnité de non-concurrence ne modifie-t-elle pas les conditions de l’opération de rapprochement avec Nokia telles qu’annoncées au marché et à l’Autorité de Marché en avril 2015?
  • La société a annoncé que l’indemnité de non-concurrence sera soumise à la procédure des conventions réglementées conformément à l’article L225-42-1 du code de commerce. Pour le bon fonctionnement du marché, ne faudrait-il pas attendre l’autorisation des actionnaires en assemblée générale avant de procéder à l’exécution de cette indemnité (la presse mentionne la livraison d’une première tranche d’actions dès septembre 2015) ?
  • Questions relatives aux unités de performance

Le Directeur Général d’Alcatel était bénéficiaire d’unités de performance attribuées en 2013, 2014 et mars 2015 sous condition de présence de trois ans et conditions de performance mesurées sur trois années.

Michel Combes promettait dans le JDD du 19 avril 2015[2] « Je ne toucherai aucune des sommes de ces unités de performance« 

Or, un communiqué de fin avril indiquait « que la condition de présence est supprimée et ses droits sont définitivement acquis ». La levée de la condition de présence et des conditions de performance conduit à une attribution acquise des 2 685 000 unités de performance attribuées en 2013, 2014 et 2015, soit l’équivalent de 8 millions d’euros au cours actuel.

En outre le même communiqué indiquait qu’en raison « des circonstances très particulières de l’opération de rapprochement» les 700 000 options qui avaient été promises à Michel Combes seraient converties en un maximum de 375 000 actions gratuites sans autres conditions que celle des Unités de Performance, soit l’équivalent de 1,1 million d’euros au cours actuel.

 Deux questions sont ici posées :

  • Le commentaire au JDD du 19 avril, non démenti à l’époque, sur l’absence de sommes relatives aux unités de performance ne constitue-t-il pas une information trompeuse ?
  • La levée des conditions de présence et de performance sur les unités de performance n’est-elle pas constitutif d’un « avantage postérieur  à l’emploi » qui devrait être soumise au vote de l’assemblée générale (cf. premier alinéa de l’article L225-42-1 du code de commerce) ?

Enfin, par un communiqué ultérieur du 3 août dernier, le Conseil  d’administration attribuait 100% des droits accumulés au titre de la retraite supplémentaire dite AUXAD alors que l’intéressé ne satisfaisait pas après deux ans et demi aux conditions de présence conformes au   de référence AFEP MEDEF  initialement consenties. Cette rente de 50 000€ par an représente un équivalent actuariel de l’ordre de  1,2 million d’euros.

Ainsi, sans mentionner le bonus qui sera sans doute attribué au directeur général au titre de sa prestation de 2015, nous pouvons évaluer les faveurs ultimes des administrateurs d’Alcatel Lucent en faveur de Michel Combes à un total de plus de 14,8 millions d’euros (indemnité de non-concurrence + unités de performance + actions de substitution des options + retraite).

 En conclusion, le message de sobriété initial accompagnant une fusion non sans sacrifice ni  risque pour les salariés et les actionnaires s’est trouvé successivement démenti par diverses décisions qui peuvent donner au propos du dirigeant l’impression d’une manipulation de marché ou d’une information mensongère.

II  La défense apportée fin août par la société et son Directeur général quant à l’appréciation des rémunérations de Monsieur Combes constitue-t-elle une information exacte et sincère ?

Lundi 31 août, dans une interview accordée aux Échos, Michel Combes se déclarait « fier du travail accompli » à la tête de l’équipementier télécom en déclarant« cela signifie que j’ai réussi à créer de la valeur   ».

Trois questions sont ici posées :

  • Peut-on dire et faire écrire sans déformer gravement la réalité : « la valeur de l’action a été multipliée quatre à cinq fois ?Le titre cotait 1,05 euro à fin mars 2013, la veille de l’arrivée de Michel Combes, et il cote à la clôture du 31 Août 2015 2,994 euros et n’a jamais dépassé que très brièvement une journée le cours de 4 euros..
  • Comment peut-il publiquement dire « Je portais le risque industriel », alors que son investissement personnel dans la société n’était que de 500 actions, soit environ 500€ à l’heure de son arrivée et que la société  lui versait 1,2 millions d’euros de rémunération fixe , hors variable annuel qui s’était élevé à 804 000 euros au titre de 2014?
  • Le Directeur Général affirmerait à en croire le Monde [3] que « tous les éléments de rémunération ont été rendus publics en mai et présentés à l’assemblée générale des actionnaires, il y a eu une transparence absolue ». Or cet argument est fallacieux s’agissant de compléments qui n’ont été pour une part rendus public que le 3 août et non soumis à l’assemblée générale. Pour mémoire, le vote dit « Say On Pay » de l’AG 2015 proposé aux actionnaires portait sur les éléments de rémunération attribués au titre de 2014 et ne mentionnait pas expressément la levée des conditions de performance et de présence des unités de performance et mentionnait l’absence de toute indemnité de non-concurrence. La communication n’est-elle pas trompeuse en tendant à faire croire que les actionnaires ont validé certaines dispositions de départ?

S’il convient , fin septembre, prendre acte de la réduction de moitié des indemnités sous la pression médiatique, Proxinvest persiste à demander à l’AMF que la Commission des sanctions soit saisie de ce dossier, ceci pour deux raisons :

1/ Pour nous, il semble y avoir eu dans cette affaire plusieurs infractions délictuelles aux règles régissant l’information du marché par la société, donc par son DG et son Conseil. L’AMF en a noté certaines dans son premeier courrier, Proxinvest en relève potentiellement d’autres ci-dessus.

2/ Opportunément, une ou des sanctions sur cette affaire permettra à l’AMF de mieux discipliner le « comply or explain » puisqu’il apparaît que la société a, comme trop souvent, abusivement prétendu de conformer parfaitement au Code AFEP MEDEF. En bref, des sanctions de l’AMF sur ce type courant d’information abusive (CF Sanofi, Vivendi et alia sur ce site) ne ferait que rappeler aux sociétés que le « comply or explain » n’est pas un terrain de jeu pour toutes les contre-vérités en matière de discours stratégique (cf. Alstom), de gouvernance (indépendance des administrateurs…) ou même d’engagement ISR.

21 Septembre 2015

[1] http://www.europe1.fr/mediacenter/emissions/le-zoom-eco/videos/alcatel-michel-combes-renonce-a-son-parachute-dore-2433151

[2] http://bfmbusiness.bfmtv.com/entreprise/alcatel-michel-combes-renonce-a-son-indemnite-de-depart-878979.html

[3] http://www.lemonde.fr/economie-francaise/article/2015/08/31/alcatel-lucent-le-medef-va-etudier-les-conditions-de-depart-choquantes-de-michel-combes_4741159_1656968.html#wZLOFUqzs3jBxYHj.99

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