Le rapport Notat-Senard « L’entreprise, objet d’intérêt collectif »  destiné à inspirer la loi PACTE est bien reçu car, œuvre de deux représentants estimés des mondes salarié et patronal, Nicole Notat, ancienne secrétaire de la CFDT et Jean-Dominique Senard, président de Michelin,  il entend contribuer à rapprocher le capital et le travail.

« L’image de l’entreprise est dépréciée par rapport à ce qu’elle pourrait être » nous dit ce rapport: la revue Challenges nous précise « si 90 % des Français ont une bonne image de l’entreprise quand il s’agit d’une PME, le score chute de moitié (44 %) dès lors qu’ils donnent leur sentiment sur une grande entreprise (sondage Elabe, janvier 2018). La une du Financial Times du 12 mars leur donnerait raison : « Les impôts payés par les multinationales ont baissé de 9 points (en pourcentage de leurs profits) en 10 ans . »

Il ne s’agit donc pas seulement d’une affaire d’image des entreprises mais aussi du comportement des multinationales, françaises et étrangères, éventuellement justiciables. Accusées clairement de court-termisme par ce rapport, elles sont, ces grandes sociétés, parfois prédatrices sous la pression réelle ou supposée de leurs actionnaires: elles font notamment la course au moins disant salarial, fiscal, réglementaire et environnemental. Profitant pour certaines de positions dominantes, négligeant l’environnement comme le financement de la cité, certaines d’entre elles insultent le public par des rémunérations individuelles abusives…

Il convient donc d’examiner les propositions du tandem Notat-Sénard  pour voir en quoi elle pourraient changer les comportements  des groupes multinationaux dans ces cinq domaines précités : court-termisme, pression sur les salariés, position dominante, gâchis climatique, évasion fiscale et rémunérations abusives.

 

Recommandation n°1 : ajouter un second alinéa à l’article 1833 du Code civil : « […] La société doit être gérée dans son intérêt propre, en considérant les enjeux sociaux et environnementaux de son activité. »

Nombre de sociétés, grâce à l’activisme de certains investisseurs, et aux exigences gouvernementales ont déjà intégré sans problème ces enjeux. Pourquoi donc alors introduire cette notion d’intérêt propre ou d’intérêt social, notion ancienne utilisée de temps à autre par la jurisprudence française en faveur des dirigeants?

Cette proposition force positivement à la considération des enjeux sociaux et environnementaux, mais elle divorce de la bonne gouvernance en libérant les dirigeants de la contrainte de l’intérêt ultime des actionnaires. Ce rapport Notat-Senard ne donne pourtant aucun exemple d’opposition des actionnaires à une mesure de long terme d’un groupe en faveur de ses salariés ou de l’environnement naturel ou social (rappelons ici les taux d’approbation très élevés des assemblées générales en faveur de la résolution de l’arbre chez Accor, la création du fonds Danone Communities chez Danone ou d’une façon général des plans d’actionnariat salarié). Le rapport reconnaît même que «  Les entreprises considèrent déjà leurs enjeux sociaux et environnementaux ».

Proxinvest, qui a toujours considéré que l’intérêt ultime des actionnaires impose le respect des salariés et de l’environnement, ne saurait être favorable à cette américanisation du droit français dans le sens du pouvoir de la technostructure de la société: selon la fameuse « business judgment rule » américaine, le conseil d’administration devient seul maître de la définition de l’intérêt social, que l’on dit propre… L’assemblée générale des actionnaires au Delaware en devient quasiment consultative.

Ce droit du Delaware qui est celui de la plupart des multinationales américaines admet en effet cette « souveraineté » du conseil aussi longtemps qu’une majorité d’administrateurs n’y a pas de conflit d’intérêts: la décision du conseil adoptée de bonne foi et avec précaution ne pourra pas être mise en cause par une cour. Cette « business judgment rule », qui justifie tout acte de gestion par le conseil est la clé de voûte du droit des sociétés du Delaware. Au moins est-elle tempérée par le devoir de loyauté des administrateurs. Or, nulle part ce rapport Notat-Sénard n’évoque un quelconque devoir de loyauté des administrateurs, une loyauté qui est loin, chacun le sait, d’être gravée dans le marbre. Au regard des mauvais comportements des groupes relevés plus haut la reconnaissance d’un « intérêt propre » serait donc au mieux neutre, au pire il encouragera les abus des multinationales.

Non, décidément, cette américanisation du droit nous semble malsaine au regard du principe de responsabilité et du fonctionnement des organisations privées : leur intérêt est lucratif certes, mais il est au moins clair.

Dés lors, s’ il faut ajouter un alinéa à l’article 1833 du Code civil on préfèrera qu’il se limite à : « […] La société doit considérer les enjeux sociaux et environnementaux de son activité. »

La Recommandation n°2 semble plus heureuse : en introduisant la notion stratégique de « raison d’être » en complétant l’article  L225-35 du Code de commerce ainsi  « Le conseil d’administration détermine les orientations de l’activité de la société en référence à la raison d’être de l’entreprise, et veille à leur mise en œuvre, conformément à l’article 1833 du Code civil ». Cette notion de « raison d’être » posera utilement la responsabilité stratégique des administrateurs sous le contrôle de l’assemblée extraordinaire des actionnaires qui établit les statuts.

Les Recommandations n° 6, 7 et 8 poursuivent la convergence franco-allemande en matière de part des administrateurs salariés aux conseils d’administration ou de surveillance. On peut regretter que ce projet dispense lesdits administrateurs représentant les salariés de toute ratification par l’assemblée des actionnaires : la démocratie actionnariale n’est sans doute pas du goût de tous, les centrales syndicales, lesquelles utilisent rarement le formidable droit de présentation de résolution en assemblée générale dont elles disposent déjà depuis 2001 via le comité d’entreprise.

Les Recommandations n°11 et n°12 nous semblent acceptables : reconnaître dans la loi l’entreprise « à mission », soumise à quatre critères d’encadrement est bienvenu puisque les statuts couvrent l’édifice d’une éventuelle « entreprise à mission »

La Recommandation n°14 sur les « fondations actionnaires » nous semble, elle, beaucoup plus suspecte:  » assouplir la détention de parts sociales majoritaires par les fondations, sans en dénaturer l’esprit, et envisager la création de fonds de transmission et de pérennisation des entreprises. » Les fondations qui devraient rester à but non lucratif et d’intérêt général doivent elles accepter d’être des actionnaires passifs? Comment lever du capital ou recapitaliser une société en envisageant de conférer des actions à droits de vote X10 au profit de ces fondations dormantes? Ne s’agit- il pas, une fois encore, de protéger le statu-quo actionnarial et le confort des dirigeants ou de permettre l’évasion réglementaire ou fiscale. Renault a déjà eu recours à une fondation néerlandaise occulte pour protéger l’Alliance. L’année passée même, un projet, certes démenti par Carlos Ghosn, envisageait de créer une autre fondation néerlandaise pour assurer une répartition occulte d’une partie des synergies financières de l’Alliance à ses dirigeants… Or, face aux offres publiques, toujours plus amicales, il faut rappeler que la valeur en bourse des sociétés opéables demeure la meilleure et la seule vraie protection des salariés comme des actionnaires: on ne peut pas vouloir les avantages du recours au marché et prétendre s’exonérer de ses règles d’information et d’égalité de traitement.

Les six autres recommandations du rapport à l’attention des praticiens et des administrations nous semblent recevables. L’ encouragement à la labellisation RSE sectorielle  (n°3) et à  la création de comités de parties prenantes indépendants du conseil d’administration ( n°4 ), l’adoption plus fréquente de critères RSE dans les rémunérations variables des dirigeants ( n°5 ), le comportement responsable de l’actionnaire et l’exclusion du vote des actions empruntées (n°9), une proposition qui est, très heureusement, contraire à l’idée de fondations actionnaires passives.

On note aussi une étrange recommandation 10 souhaitant que les normes comptables donnent une image fidèle de la pratique des entreprises en matière de RSE: à vrai dire, la réforme du laxisme comptable en matière de conventions réglementées nous semble bien plus urgente. Mais la recommandation n°13 demandant la création d’un acteur européen de labellisation adepte de normes souples dites « élément de soft power », est sans doute une idée de circonstance: on ne voit pas en quoi la labellisation ou la notation obligatoire changerait  le comportement des multinationales mieux que ne le fait la régulation pas assez dure des raretés et de l’imposition.

Finalement face aux six cavaliers de l’apocalypse, – court-termisme, pression sur les salariés, abus de position dominante, gâchis climatique,  évasion fiscale et rémunérations abusives – le « soft power » de ce rapport Notat-Sénard opte trop – regrettons le – pour l’incantation et la voie d’un protectionnisme managérial trop peu dynamisant. 

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